Heures de réveil : 4h00, 6h28 (chats)
[Story time]
Sa première apparition date de l’ancienne Mésopotamie. On disait que la créature nichait contre le sein de Tiamat l’Indomptable, la Mère de toutes les mères, noyant sa fidélité en coulant avec elle au fond des temps acérés, victimes toutes les deux des assauts de l’insurrection qui présageait déjà une nouvelle ère.
On peut la voir, encore, sur certains bas reliefs, tel un moucheron autour de la Reine Dragon. Présente, toujours, ou presque. Tiamat éventrée, elle disparut dans un filet d’écume, attendant son heure.
Les années furent siècles et sa peau écailleuse devint de plus en plus sombre. Privé de lumière, elle s’enkysta dans son ennui, attendant son nouveau Maître. Presque assoupie, elle observait d’un œil paresseux les remous à la surface, guettant le signe de la résurrection.
Patience.
Lorsqu’un homme aux cheveux dorés et aux yeux clairs naquit quelque part dans l’aridité poisseuse d’une ferme isolée, la chose se réveilla enfin. Elle ouvrit un œil, presque fâchée qu’on interrompe son repos, avant de se laisser soulever par l’océan qui la ramenait vers la surface.
Celui-ci allait être bon, se dit-elle en remontant.
Celui-ci allait être très bon.
Et il le fut.
Ce voyage eût été parfait sans ces hommes, ces résidus impies de crachats de ces anciennes divinités fantasmagoriques. Il n’y avait qu’un seul Dieu, bien sûr. Elle le savait, elle le servait avec ferveur, chaque jour, chaque nuit, récitant inlassablement les mêmes mots, son collier de perles de jais défilant entre ses main. C’était son ombre qu’on voyait sur les représentations contemporaines, l’ombre de son ombre maigre, si bien dissimulée qu’elle échappait aux yeux naïfs.
Jamais présente, toujours guettant. Les trente trois pièces sonnaient bien dans sa poche, les temps changeaient.
Les histoires de dragons et d’abysses n’étaient rien qu’une mauvaise farce que les hérétiques jouaient à quiconque voudrait les écouter. Les dragons, ça n’existait plus depuis que les hommes en armures de plaques les chassaient. Elle s’en était assuré, chuchotant à l’oreille des souverains et des archevêques.
Elle aussi les chassait sans relâche. C’est, du moins, ce qu’elle racontait le soir devant le feu, ne se doutant pas que les sourires de son public était factices. Son art ne pouvait être raillé, car il disait toujours la vérité. La sincérité du cœur battait toujours les dragons imaginaires, car les dragons n’existaient pas.
Peu importe les soupirs et les yeux au ciel : elle savait.
Le temps fila, les humains grandirent et la créature trouvait toujours un recoin bien à elle. Quitte à dévorer le locataire précédent. Le temps la rendait mauvaise, à moins qu’elle ne l’ait été depuis l’aube du monde. Elle ne savait plus et peu lui importait. Une ère de violence débutait et elle avait du travail.
Disséminant son fiel et sa couardise goutte à goutte, elle s’insinuait partout. Surtout chez les puissants, ou les futurs vainqueurs. Elle avait le flair pour les vainqueurs, elle sentait leur âme volatile se concentrer en un faisceau et les aidait à concentrer leurs efforts. Soufflant à l’oreille de ceux qui décidaient du monde, de ceux qui avaient le pouvoir, elle aidait les puissants à faire connaître leur nom, espérant, toujours en vain, que la reconnaissance lui reviendrait tôt ou tard.
Des guerres, d’autres guerres, puis des guerres. L’ambiance particulière des villages dévastés lui rappelait quelque chose. Un sentiment infiniment profond, abyssal. Du plaisir. De la joie ?
Peu importe ce que les hurlements d’agonie évoquaient en elle, finalement.
La créature aimait la guerre, beaucoup. La guerre était toujours le moment de se renouveler, celui de tâter le ciel pour deviner le nom du vainqueur et agir en conséquence. Peu importe où allait sa loyauté : rien n’existait plus en son ventre que le désir de briller à la lumière, tel un vampire de pacotille dans un mauvais roman à l’eau de rose.
Elle fut ainsi confrontée aux Burgondes, aux Saxons, aux Ostrogoths, roula sur l’Austrasie et repoussa les Omeyyades hors de ses terres. Ceux-là étaient dangereux car hors de portée. Ses farces ne passeraient pas, elle le savait. Aussi, elle observa de loin, s’éloignant même lors de l’arrivée des guerriers nordiques. La situation était précaire, il ne s’agissait pas d’agir dans la précipitation.
Après tout, elle avait le temps.
Les récits parlent parfois d’une ombre, d’un guerrier qui ne sait combattre autrement qu’avec ses paroles. Certains purent la saisir, brièvement, ici dans une fresque, là derrière un saule sur le tableau. Souvent grande ombre, figée, le regard vissé aux yeux de qui la découvrait dans un sursaut. Présence permanente et presque vivante sous les traits de son avatar de parchemin.
Bien sûr, on raconta presque son histoire aux enfants. Elle n’était pas le loup qui attaquait la petite fille en rouge, elle était le corbeau, comptant les points en se disant que la journée allait être bonne. Il fallait se méfier de l’Ombre en Noir qui regardait les petits enfant aller glaner aux champs.
Pas de tonneau de sel pour ces enfants, mais des vérités dites. Elle instillait le doute, grattait les plaies, semait la confusion. Qui croire, finalement ? Le monde était monde et les humains beaucoup trop humains.
Chuchotant la discorde avant de disparaître, la créature connaissait l’âme humaine comme sa poche, ou presque. Certains souverains la repoussaient, alors elle retournait attendre sagement l’occasion suivante. Tout le temps du monde était à sa portée.
Et, toujours, on la percevait du coin de l’œil, sur les fresques, dans les légendes. Insaisissable, insensible aux appels et autres invocations, elle ne sortait plus qu’une fois la victoire assurée.
Le monde change à une vitesse exponentielle pour qui vit depuis le Grand Début.
Souverains et papes, autocrates et tyrans défilaient et la créature se régalait de ce chaos qui s’installait. Les guerres étaient toujours les mêmes, les morts toujours innombrables, le pouvoir changeait de main, très bien.
L’incertitude de sa présence rendait les autres formes de vie méfiantes à son égard. L’insaisissable avait été vu, parfois, lors d’un sermon ou sur de vieux prospectus fanés par le temps. Et la même silhouette vêtue de noir disparaissait pour revenir hanter quelque victime en attendant des jours meilleurs.
Lorsque l’étau se resserrait, elle se défilait. Ainsi, faute de preuve de son existence, elle commença à faire partie des légendes non-dites. L’absence de sa présence discrète ne gênait personne, bien au contraire. Son image grattait la gêne, suscitait une irritation sans doute irrationnelle, provoquait des réactions de l’horreur au dégoût, en passant par la nausée.
Dans un va et vient macabre, la créature jouait avec le pouvoir et se croyait invincible. Mais, si elle était immortelle, son habit restait le même. On la reconnaissait, à présent. On la surnomma La Zizanie.
Alliée, elle pouvait se révéler aussi bien puissante informatrice qu’incorrigible maladroite. Son amitié était toxique mais les puissants aimaient la présence de ce sbire infernal drapé de son costume noir. On disait qu’elle n’en changeait jamais.
Un jour, on réussit à la prendre en photo. Debout, immobile en arrière plan, elle surveillait des enfants qui jouaient. On raconte que la personne ayant développé le négatif vomit sur le reste des photos et il est vrai que cette photo provoque un profond malaise. Cette absence de regard, ou d’âme, peut-être, était proprement dérangeante. Fixe. Debout, bien droite, sans autre expression que son regard perçant, la photographie fit rapidement le tour du monde.
Qui était cette…chose ?
Au début, ravie, la créature s’amusait à faire des apparitions ici et là, pour voir. Le dégoût qu’elle provoquait la nourrissait et l’exponentialité du monde la faisait voyager plus vite que la lumière sur tous les continents.
Enfin, la reconnaissance.
Exposée mais cachée, la tentation était grande de se dévoiler en pleine lumière, comme pour se présenter à ses sujets. La prudence guida ses pas, un court moment seulement. Le frisson de la célébrité parcourait encore son échine. On la connaissait. On la détestait mais on la connaissait.
Était-elle une bonne chose ? Allait-elle sauver le monde ou le détruire ?
Nul ne savait si la menace était réelle, nul ne percevait ses intentions.
Mais on lui avait donné un nom.
Slender Valls.