Heure de réveil : 4h44 (miaou)
Ce matin ça sent la pisse de chat mais je n’arrive pas à identifier où…
Je comprends le crime de lèse-miaoujesté : hier on avait non pas un mais deux enfants de 5 ans à la maison. Ils ont été chouchous mais je suis éclatée. Je suis toute vide ce matin, comme souvent après avoir écrit quelque chose de lourd. Alors je vais parler d’un truc glauque mais intéressant.

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Sarah Winchester est née en 1839, décédée en 1922. Veuve précoce du président de l’entreprise “Winchester Repeating Arms Company”, détentrice de 50% des parts de l’entreprise, et quelle entreprise…

Rien à voir avec les deux frères chasseurs de démons au physique agréable qui nous ont plu 2 saisons et ennuyées 15 autres.

Malheureusement, Sarah perdra sa fille unique en 1866 peu après sa naissance. C’est d’ailleurs assez curieux mais son enfant est décédée de “marasme nutritionnel infantile”, c’est à dire des carences nutritionnelles très importantes. Tu m’aurais dit “ça arrive chez les riches” je t’aurais pas cru.

Parce que riche, elle l’était.
Les armes, ça vend bien, et encore aujourd’hui tu connais les “carabines Winchester”. Si elle a hérité de 50% des parts, c’est parce que son mari est mort de la tuberculose à l’âge de 43 ans et ça a achevé de la convaincre que la vie lui en voulait.

Et quoi de plus simple que de faire le lien entre les activités familiales d’armement et d’éventuelles malédictions lancées sur la famille ?
Même aller me refaire une boisson chaude dont je tairai le nom par respect pour mes lectrices amatrices de café noir est plus compliqué.

Je reviens…😁

Nous disions. Sarah Winchester, aucun rapport elle est fille unique. Comme elle a eu 6 frères et sœurs on va donc dire que ça a totalement un rapport.

Après la perte de son enfant puis de son mari, seule et trop riche à 42 ans (sa rente lui apportait 1000 $ par jour, l’équivalent de $25,645.29, c’est à dire beaucoup trop d’argent pour une seule personne), elle finit de sombrer dans la dépression. Une seule idée l’accompagnera durant le restant de ses jours, si tu connais l’histoire tu sais déjà de quoi il s’agit.

Cette miséable (non) Sarah vit en pleine période “spirite”. Où on redécouvre et adapte à la sauce “air du temps” d’anciennes pratiques, où on fait tourner les tables, bouger des objets, et tout le tralala.
Comme beaucoup à cette période (dont Victor Hugo), elle est séduite par l’idée de parler aux morts, d’autant plus qu’elle en a quelques uns à saluer.
Comme beaucoup, elle est tombée sur un “médium psychique” qui lui expliqua que, malheur, elle avait été maudite par toutes les victimes des armes Winchester, qui revenaient la hanter et qui avaient déjà pris sa fille et son mari.

Par Taber Photographic Co. (I.W. Taber?) — History San Jose Research Library, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=11192936

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Sarah a donc décidé de suivre les conseils du médium à la lettre : déménager, partir vers l’ouest, et bâtir une maison pour accueillir tous les fantômes des Winchester.

Alors elle l’a fait.

Durant 38 ans, grâce aux indications fantomatiques données dans la nuit, elle a fait construire le manoir le plus étrange du monde, selon les demandes de ces fantômes. Escaliers qui mènent au plafond, portes donnant sur du rien, tourelles, miroirs, la totale. 13 salles de bains, 13 lustres…

La construction durera 38 ans.
Afin de “perdre” les fantômes, Sarah dormira chaque jour dans une chambre différente. Chaque matin, elle présente au contremaître les plans du jour.

“La maison était assez avancée pour son temps et était équipée de toilettes intérieures modernes avec plomberie, de douches chaudes, d’un chauffage à air pulsé, de lampes à gaz à bouton-pression, d’ascenseurs électriques et hydrauliques. Elle avait des lustres en or et en argent, des parquets et des garnitures incrustés à la main, des portes en marqueterie en argent et en bronze allemand. Sarah avait les meilleurs ébénistes qui ont travaillé pendant des années pour construire des coffres et des tiroirs où elle a entreposé les satins et les soies les plus rares, les toiles orientales brodées à la main et le tissu élégamment tissé de la Perse et de l’Inde.

[…]Au moment de sa mort, le manoir couvrait 4,5 hectares et avait un plan d’étage si confus que chaque fois qu’un comptage des pièces était fait, un total différent était trouvé. La maison était initialement annoncée contenir 148 chambres. Le chiffre a ensuite été ajusté à 160. Mais en octobre 2016, une nouvelle pièce a été découverte, portant le total actuel à 161.”
(Maison Monde, lien en com)

Toute cette histoire est triste et bizarre, oui.

 

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Comme je ne peux pas insérer d’image ici, tu vas devoir aller voir les liens proposés par toi-même. Moi je vais poser mon plot twist ici.

Hier, sur une publi, je posais la question de “Et après la déconstruction ? On fait quoi ?”. Ben en fait j’ai ma réponse : pas comme Sarah Winchester.

L’idée de base était pas déconnante : elle a constaté que son argent venait de la mort et elle a voulu s’en sortir. Mais au lieu de sauver les gens, en noyautant l’entreprise familiale de l’intérieur par exemple, elle a décidé de SE sauver, elle.
Alors elle a dépensé ses sous, pour ELLE, dans sa maison fantaisiste. Je pense que ça lui a pris pas mal d’énergie, d’argent, ça l’a occupée, mais le résultat net en terme de vies sauvées reste pitoyable.

Je trouve la métaphore de la déconstruction/reconstruction assez éloquent. Ici, elle a réussi à se déconstruire, par exemple. Un peu. Elle a pris conscience que son argent était souillé. Mais elle n’a abandonné aucun de ses privilèges. Au contraire, elle les a utilisés et copieusement pour poursuivre son propre projet de rédemption personnelle. C’est tout sauf altruiste en réalité. Ce qu’elle aura laissé c’est un curieux piège à touristes sans doute très rentable et un bel héritage. On se souvient d’elle pour cette maison.

On aurait pu se souvenir d’elle-personne si elle avait revendu ses parts de l’entreprise familiale et mis cet argent à profit pour construire PLEIN de maisons au pluriel. Elle aurait pu accomplir des gestes très forts tout en s’en sortant bien, vu sa position sociale. Elle aurait pu militer contre les armes à feu. Elle s’est construit un manoir luxueux et vide de 160 pièces à la place. Ce qui, je pense, lui a réclamé au moins autant d’efforts que si elle avait pris position. En travaux non-stop et dormant dans une chambre différente chaque soir durant 38 ans.

Paye ton esthétique à 3h du mat quand tu cherches les toilettes…

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Sarah Winchester a choisi de se sauver, elle. De sauver son âme, certainement. Si j’étais croyante je dirais “Bien tenté”. Mais je ne suis pas croyante alors je vais dire : “Bien tenté” quand même parce que la tentative est magistrale.

Cette histoire illustre bien nos angles morts.
Elle a vu le “péché” qui lui a valu “malédiction” mais n’a pas cherché à réparer auprès des vivantes. Elle a vu le mal qui avait été fait et s’est arrêtée là, prête à tout pour survivre.

C’est super égoïste et significatif des problèmes des blanc-hes bourgeois-es lorsqu’il s’agit de dépasser la question initiale et de vraiment agir.
L’exemple est même extrême : elle dépense toute sa thune dans une maison inhabitable et passe sa vie dans la peur et l’inconfort au lieu de chercher en quoi elle pourrait réparer le préjudice.

Plus concrètement pour celleux qui ne suivent pas bien au fond : je sais que le racisme existe. Je sais que j’ai des réflexes racistes, j’en ai pris conscience, je sais que je suis privilégiée, je n’ai pas de difficulté à reconnaître les torts de mes ancêtres et je trouve même bien d’en parler.

Mais après ?

On fait quoi après la déconstruction ? On reste là dans les débris de notre système de pensée universaliste ? On avance ? Comment ?

C”est aussi bête que “ne pas laisser passer de blague raciste, même en réunion avec des directeurs” (Le toussotement pas discret fonctionne bien si tu n’oses pas prendre la parole, tout le monde va se tourner vers toi, tu hoches la tête avec un regard noir, ça suffit).

Ne pas cocher toutes les cases du bingo du racisme.
🌟 “Tu viens de quel pays ?” (Être racisée ne signifie pas être née à l’étranger, dummy)
🌟 “Oh tes cheveux” (On rappelle ici qu’on ne se permet pas de toucher les cheveux des gentes)
🌟 “Tiens, je connais une personne de la même origine que toi, vous vous connaissez ?” (Et toi, Jean-Michel, tu connais toustes tes voisines ?)
🌟”On ne pas pas payer les fautes de nos ancêtres ! J’étais pas là !” (Ben…si, faut réparer en fait, tu peux pas t’en sortir comme ça)
🌟”Black” (On dit “noir’e”, le mot black est une manière de nier cette identité en utilisant un mot hors de la langue française)
🌟”Les bienfaits de la colonisation” (Va crever)
🌟”Je ne vois pas les couleurs” (Si, tu les vois)
🌟”Je ne suis pas raciste, j’ai un ami noir” (Ah, oui, l’antiracisme par capillarité…ne fonctionne pas plus que lorsque tu es blanche avec un enfant racisé)
🌟”C’est raciste de parler de race” (Non, le terme de race est employé ici dans son sens sociologique pour évoquer la racisation)
🌟”Mon token noir/arabe/whatever trouve que c’est super en France, il gagne super bien sa vie” (Good for him !)
🌟”Le Racisme anti-blancs…” (N’existe pas plus que les baleines bleues à rayures oranges, mon chou)

Sarah Winchester aurait pu…

🌸Prendre parti officiellement contre les armes
🌸Faire construire des maisons à des gentes qui en ont besoin.
🌸Engager une réflexion collective sur le sujet avec des familles de victimes.
🌸Ouvrir des établissement de soins et de rééducation.
🌸Faire autre chose que de claquer tout son pognon dans du vent pour soigner sa culpabilité.

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Sois pas comme Sarah Winchester. Elle a vécu malheureuse, elle est morte malheureuse sans avoir pu “transformer” ce qui était à transformer.
⚠ Et re-plot twist : en réalité, elle n’avait pris conscience de rien du tout. Elle était “juste” dévastée par le chagrin, la dépression, et avait beaucoup de temps et d’argent à dépenser. Tu as un article là dessus (Nouvel Obs) dans les liens. Et ce plot twist qui n’en est pas vraiment un rend toute l’histoire moins bancale : si elle n’a pas pris conscience de la provenance douteuse de tout ce bel argent, elle n’a pas ressenti le besoin de transformer son expérience. L’exemple était trop bon, pardon d’avoir un peu menti.

Quand je parle de transformation, je pense au fait de transformer sa prise de conscience en actes réels. C’est pas forcément des actes forts et collectifs, c’est plus souvent des micro-gestes individuels. Tu agis sur les domaines où tu as une prise.

J’ai pris un réflexe avec le temps : si j’assiste à un comportement raciste, si j’entends une réflexion raciste, je relève et j’interviens. C’est pas toujours évident, je le comprends. J’ai pas systématiquement réussi (quand deux gros blancs costauds font une remarque, j’y vais pas, c’est lâche mais heu…) mais je m’y efforce.

Je donne quand je le peux. Je partage, j’aime des articles qui parlent des luttes que je soutiens. J’évangélise autour de moi comme je peux, souvent maladroitement, mais ça finit par rentrer.

Un des trucs les plus forts qui me soit arrivé c’est d’intervenir assez brutalement quand un collègue parlait d’accent “Africain”. Ma collègue (beaucoup plus jeune que moi), venant de ce grand CONTINENT, commence à piquer un fard. Alors heu…on va dire que je leur ai remis les idées en place, sources et articles à la clé, j’ai envoyé mes liens en mail à toute l’équipe, responsables comprises. Et ma collègue a enfin pu se moquer de lui. Plus tard, en aparté, elle m’a remercié. Mon intervention lui a donné l’impulsion nécessaire pour se défendre seule dans l’équipe, elle savait qu’elle avait de toutes façons mon soutien inconditionnel. Après, elle a rendu coup pour coup.

(On avait aussi une maman blanche d’enfant au cheveu crépu dans l’équipe et je te le confirme : l’antiracisme ne se gagne pas par capillarité, non. Le fait d’avoir une enfant noire ne fait pas de toi le chantre de la vertu alors remballe les réflexions racistes sur ses cheveux ou son physique, par pitié.)

J’ai pas pris un très gros risque : j’étais avec des collègues sans supérieur. J’aurais hésité avec le directeur de mon établissement, très clairement (J’aurais sans doute fait le toussotement désapprobateur). Je n’ai pas réclamé de cookies, le fait de la voir reprendre confiance m’a suffi. Et là encore, en racontant ça, je ne veux pas me poser en exemple moi-même, j’expose surtout une situation.

Je suis encore loin du compte et j’ai encore des difficultés à déconstruire mon ethnocentrisme, notamment lors du processus créatif. Mais on avance, même si je sais que je n’atteindrai jamais le bout de ce chemin-là parce que la piste n’a pas de fin.
Des fois je prends des baffes, ça me fait pas de mal. Quand je sens que je suis trop en zone de confort je me mets des coups de pied au cul pour me bouger.

Techniquement, je ne fais pas “beaucoup”. Je ne manifeste pas (je tiens pas debout de toutes façons), je ne colle pas d’affiche, je ne participe pas aux grosses opés militantes (et en tant que blanche, je n’y ai de toutes façons pas forcément ma place), je me contente de relayer la parole, d’écouter et de faire de l’antiracisme pour les nuls en t’appâtant avec un billet sur une maison mystérieuse pour finir par encore de la politique.

Pour moi ça ne me semble pas extravagant, j’ai toujours l’impression de pouvoir faire plus. Mébon. Si j’avais 25 000$/jour je ferais certainement pas construire une maison hantable pour d’hypothétiques fantômes, quoi.

Alors fais pas ta Sarah Winchester, agis ! Ici chaque geste a un véritable impact, plus d’impact que de faire pipi dans la douche en tout cas. En affirmant ton antiracisme de manière positive, tu participes, tu dis que c’est possible. Plus on parle, plus on est entendues. Notre privilège blanc donne du poids à notre parole, profitons-en pour diffuser du savoir.