Heure de réveil : 4h24

«Les gens sont des chacals»

Je viens de poster ça, et pourtant c’est faux. «Les gens» sont tout ce qu’on leur prête, une masse informe de laquelle on ne distingue pas le cul de la tête. Je pense que chaque autre personne au monde se dit «Pfff les gens»
On est d’accord hein, le gent en effet de meute, ça craint, c’est même le truc le plus dangereux de l’histoire de notre planète, vu que ces imbéciles peuvent tout faire péter. Et, je sais pas si tu as remarqué, tu les prends individuellement, c’est pas la même. Même le pire des connards se la ramène (un peu) moins en 1v1.

Je ne sais pas si tu connais l’affaire Kitty Genovese qui s’est fait poignarder 43 fois devant 38 témoins, dont aucun n’a prévenu les secours ?1
Bon, donc en gros chaque personne s’est dit «Ouais ça va y’a forcément quelqu’un-e d’autre qui a appelé» et finalement personne n’a appelé. On a ensuite un peu débunké l’histoire, il y a aussi un bon docu Netflix sur le sujet, les choses ne sont pas si simples que «une femme se fait poignarder en bas de chez elle et personne n’intervient» (la fiche Wikipedia résume pas mal la controverse) mais l’idée est là.

Ou les RER en jour d’incident/grève/whatever ? T’as vu tous ces gens s’entasser en dépit des lois de la physique ? Le type il VOIT que ça va pas rentrer, il le voit, il le sait, mais il tente. Il a certes une bonne motivation (ne pas perdre son boulot) mais c’est surréaliste. Et il y a cette connivence, cet accord tacite entre toustes les usager-e-s : on est à la fois dans la désapprobation, l’empathie et la furieuse envie de voir enfin ces satanées portes se refermer. Mais personne ne réagit quand le type qui pousse devant les portes réussit à éjecter de la rame une femme qui marche avec une canne, tout le monde baisse les yeux, et je me suis pété l’autre genou en retombant sur le quai avant de voir, enfin, les portes se fermer et le RER partir. Personne ne m’a regardée, personne ne m’a aidée, au contraire, tout le monde était secrètement content que ce sale type ait pu rentrer, que ce RER parte et qu’on nous en envoie un autre.
Et moi j’ai raté une journée de boulot.

Un matin, je suis tombée sur le quai, un type m’a carrément enjambée pour pouvoir entrer dans la rame. C’est bien un comportement de gros chacal, non ?
Mais moi je me demande ce qui pousse ce type à ignorer quelqu’une qui vient de se blesser juste pour aller au boulot. Qu’est-ce qui te fait perdre ton empathie, comme ça ? Un jour une nana s’est écroulée dans le RER, j’ai aidé à la sortir et j’ai été lui chercher un truc sucré le temps que la personne qui l’accompagnait réussise à la faire s’asseoir. On s’est assurées que tout allait «bien», plusieurs RER sont passés.
C’était ma première journée de boulot, je suis arrivée en retard, j’ai expliqué la situation, voilà.

Plusieurs questions :
– Est-ce que ça fait de moi une personne bien ? (spoiler : non)
– Est-ce que ça aurait été la même avec un autre employeur ? (toujours non)
– Est-ce qu’avec un autre employeur qui sanctionne les retards plus durement j’aurais pris le temps d’aider cette femme ? Ah…

Bah j’en sais rien. C’est ce qui fait que je suis tout sauf une meilleure humaine que toi. Déjà, je te raconte une anecdote, si ça se trouve je suis une vraie hyène dans le RER, on en sait rien. Un soir de grève, en rentrant en bus avec ma canne, j’ai pas voulu laisser ma place à une mamie, par exemple. Je ne pouvais pas marcher, elle m’a fait les gros yeux mais j’ai pas lâché.
Cela interroge sur les motivations qu’on peut avoir à titre individuel et à titre collectif. Attention je vais bientôt faire une attaque par surprise au gros concept : SYSTÉMIQUE
(Je suis machiavélique, je sais)

Alors je ne suis pas sociologue, je ne le serai jamais, mais pour faire simple : un individu se définit à l’intérieur d’un système (famille, école, travail, voisinage, travail, lois de son pays, etc.)(Les citoyens du monde n’appartiennent pas à cette liste, cessez de me lire et partez de ma page, merci).
Extraire l’individu de son système n’est productif que si on travaille sur les comportement individuels (et pas individualistes).

En gros, une fourmi toute seule, hey, elle sert à rien.
Actuellement, mon employeur est en position d’écrasante supériorité sur moi. Le règlement intérieur est MON règlement intérieur. Si je désobéis, je suis punie. Si mon directeur désobéit on lui dit «Oh c’est mal» avant de lui filer une augmentation mais je m’égare.
Mais si le marché du travail est tel que je retrouve un autre boulot facilement ? Mais si je suis en couple et que ma moitié gagne suffisamment sa vie ? Mais si je sais qu’en cas de chômage je suis correctement accompagnée ?

Je suis dans un système (l’entreprise) qui dépend d’un autre système (la loi, le marché du travail) et qui est modulé par un système (la famille). Et tout est comme ça. Même ton couple, si tu es mono (ou tes amoureux-ses si tu es poly) est un système, avec des règles tacites. Genre tu vas pas laisser la porte des WC ouverte quand tu es avec ta mère mais tu t’en fous si c’est ta/ton partenaire. Ou pas. Moi je ferme toujours la porte j’en sais rien.
Rassure-toi, je ne vais pas aller vers «pas tous les hommes = gros bullshit», j’ai pu le temps.
Mais en gros, je pense que si tu te comportes comme un gros connard c’est un ensemble de choses, et notre société contribue à cette connarditude. Individualisme, pardon. Individualisme.

Donc on te demande de respecter les règles de ton employeur en arrivant pas en retard en bafouant les règles de la vie en société qui te disent que tu jettes pas une meuf handicapée sur le quai.
Je pense ne pas avoir besoin de dire quel système est le plus fort (indice : celui qui paye ton loyer).

On peut continuer comme ça super longtemps. On peut aussi parler des systèmes «amicaux» qui font que des personnes sont parfois séquestrées par plusieurs autres personnes.
Le premier commet quelque chose, les autres sont entraînés petit à petit et on se retrouve avec des actes de torture effroyables. Tous ensembles ils étaient forts (surtout face à un mec ligoté), individuellement ils n’auraient pas commis ce crime. L’affaire Halimi est loin, trèèèès loin d’être la seule sur ce schéma.2

Donc «les gens sont des chacals» : oui et non.
A titre individuel j’ai hélas croisé des gens qui étaient égoïstes par wagons entiers. Des gens méchants, des gens qui aiment faire du mal. Ça arrive.

Mais je reste persuadée que le chacal du RER n’existerait pas dans une société où le système «les gens autour de moi» prévaudrait sur le système «je dois aller au boulot». Ce serait ptet un sale type quand même mais ses motivations seraient différentes.

Ce mec là c’est un chacal, certes, mais je suis sûre que tu l’emmènes boire un pot et il te raconte gentiment ce qui s’est passé pour lui ce matin là.
C’est comme cette collègue que tu détestes au bureau mais avec laquelle tu aimes bien boire des pintes. On va appeler ça une «connasse systémique». Au bureau elle te gonfle mais dès que vous êtes en tête à tête vous passez des bons moments.

Du coup je sais plus du tout où j’en étais, j’ai pas fait le tour, faut 8 vies pour faire le tour et faut lire Bourdieu, et j’ai pas envie de lire Bourdieu, c’est beaucoup trop chiant.

Allez, on est lundi matin, il est 6h26, courage à toustes pour ta semaine

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Meurtre_de_Kitty_Genovese []
  2. Ilan Halimi : https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_gang_des_barbares []