- Les Philtres magiques [1911] – #1 Intro
- Les Philtres magiques [1911] – #2 Rituels Magiques
- Les Philtres magiques [1911] – #3 Rituels Magiques part.2
- Les Philtres magiques [1911] – #4 La Petite Clavicule de Salomon
- Les Philtres magiques [1911] – #5 Mais qui a écrit ça ?
- Les Philtres magiques [1911] – #6 Regardez-moi dans les yeux
- Les Philtres magiques [1911] – #7 Psychologie féminine
- Les Philtres : plot twist
Résumé des épisodes précédents : un illustre anonyme nous livre les recettes occultes de l’Amour. Ici, on en est à tuer les sentiments des autres et ça doit forcément passer par un sacrifice animal parce que pourquoi pas ?
On a parlé divorce et importance de l’occulte pour les femmes-sorcières, ingrédients chelous et récupération d’éléments issus d’autres religions, surtout le judaïsme, dans des « sorts » fabriqués de toute pièces. C’est ici que ce billet prend une tournure un peu inattendue : on va faire une petite pause, respirer, et essayer de comprendre ce qu’on lit depuis le début.
Avertissement : je mets des liens Wikipédia, oui, car ils sont souvent remplis de sources intéressantes. Ce n’est pas ma seule et unique source et des fois je préfèrerais ne pas avoir d’éthique et livrer ça tout cru, mais non.
Autre avertissement : l’histoire dont on va parler est EFFROYABLEMENT COMPLEXE, je me suis sans aucun doute trompée car les sources en question sont des textes datant de deux millénaires, qui ont été repris, élagués, enrichis, au fil des siècles. C’est pourquoi je vais faire des raccourcis qui risquent de heurter les nécromancien-nes et démonologues plus chevronné-es que moi. Si toutefois je me suis lamentablement vautrée, c’est avec grand plaisir que je corrigerais. The more you know.
Petit cours impromptu d’ésotérisme
Car, oui, ce que je n’ai pas dit, c’est qu’à part dans un livre qui parle des sciences occultes on ne retrouve aucune trace ou source concernant les incantations dans notre catalogues de Philtres magiques triomphateurs de la femme. Aucune. Tu vas me dire que c’est 1911 et que, bon, ça a pu se perdre. D’accord. Vu les ressources plus qu’abondantes en occultisme, la transmission des grimoires, comme les Grand et Petit Albert dont on a parlé en #2, ça me semble hautement improbable, mais, hey, pourquoi pas !
Sauf que les incantations, c’est une grande partie du rituel. Appeler le 07 de Bélial ou de ta voisine de palier n’ont pas le même effet. Chaque mot, chaque signe, ponctuation, tout est vital. Ton sort doit être envoyé quelque part : la formule magique est la lettre, le rituel est l’affranchissement, le sigil est l’adresse du destinataire.
Pourquoi est-ce important alors que c’est très visiblement un livre publicitaire qui n’a pas d’autre vocation que d’avoir un effet psychologique ?
Parce que c’est important. On parle ici quelque chose qui a une histoire, un sens, une histoire qui remonte aux racines de l’humanité et je veux savoir comment on a pu en arriver là. Je sais que bon nombre des récupérations, traductions et falsifications datent des Lumières (fin XVIIe siècle) lors du regain d’intérêt pour le mystère. Mais les textes sont beaucoup, beaucoup plus anciens et ont préalablement connu de très importantes altération : mises en annales (calmons-nous, je parle de mettre plusieurs livres en un seul ouvrage), ajouts, nombreux, greffe d’autres éléments culturels…
Autre point intéressant : la présence de superstitions locales et leur superposition successive. Les incantations passent par exemple du latin au français, et sont mises à niveau à chaque reprise. Si les mots changent, comment être sûr-e d’en appeler à la bonne entité surnaturelle ?
Les Sigils
Les sigils sont des « mots de pouvoir » et importants pour comprendre la suite.
Ceci est un sigil, celui pour invoquer Astaroth
Tu vas me dire, c’est super complexe, pourquoi juste ne pas l’appeler par son nom ? Parce que son nom, ce sont ses noms. L’entité invoquée ici est la substance de l’idée qu’elle contient. Astaroth, c’est aussi Astarté, la déesse, et mille autres visages. Iel a plusieurs formes et change au fil du temps. Il change de nom car, justement, on adapte les textes. Mais une image, elle, traverse le temps. L’image présentée ci-dessus est issue de siècles de pratiques, depuis le néolithique en fait. Le nom change, mais les fonctions et attributs restent, exactement comme avec les Saint-es Chrétien-nes.
La faiblesse de l’alphabet est qu’il est ponctuel et voué à évoluer. Le sigil, symbolique, permet d’évoquer la même « idée », des tréfonds de nos racines aux pratiques wiccanes actuelles. On utilise d’ailleurs beaucoup les sigils en Chaos Magick.
Ces sigils permettent également de dire ce qui est tu. On n’articule pas forcément le nom de la divinité, car on n’en a pas forcément le droit à cause des interdits religieux. Si on ne peut pas dire, alors on dessine. L’impact moral semble moins fort, car à aucun moment le nom n’a été prononcé, il n’est pas forcément nécessaire au rituel, la conscience est allégée.
Le tabou religieux et son contournement ont ainsi pu jouer sur les mots. Sorcière ? Pas sorcière ? J’ai rien fait, c’est Salomon.
Les Clavicules de Salomon (ou Lemegeton)
Puis, on a vu dans le recueil de philtres triomphateurs de ta reum une histoire de miroir, le Miroir de Salomon. Et ça, je sais que j’en ai entendu parler, j’ai La Petite Clavicule de Salomon (lien PDF ici) en boutique et ce miroir me dit quelque chose.
Il m’est difficile d’être absolument affirmative, car beaucoup de textes ont disparu, mais la Petite Clavicule de Salomon serait le premier texte « grand public » comportant des sigils. Il aurait été compilé à la fin des années 1400 et prend racine dans le Testament de Salomon. Il existe une Grande Clavicule de Salomon, mais là on repart sur un autre terrier de lapin, alors on va faire comme si on n’avait rien entendu, d’ac ?
Salomon était le roi d’Israël et constructeur du Temple de Salomon. Circa 950 avant Jésus Christ. Il aurait été l’auteur de beaucoup de textes kabbalistiques qui ont marqué l’histoire de la magie, dont Le Testament de Salomon. Je dis « aurait été » car, si on lui prête ces textes, c’est surtout pour sa réputation d’homme sage, érudit, botaniste, philosophe, médecin, astronome et surtout super puissant. Il aurait, selon une version bien ultérieure de la liste de ses faits d’armes, réussi à faire construire le Temple de Salomon en invoquant, puis asservissant 69 à 72 démons (ou entités surnaturelles). Le tout grâce à l’Anneau et au Sceau de Salomon, confié par un ange dont j’ai oublié le nom (désolée).
Avant de rire, sache que des gens pensent qu’un mec blanc et blond aux yeux bleus marche sur l’eau, alors tut tut.
Par ailleurs, le fait qu’il appartienne au judaïsme permet une récupération plus facile par les autres cultures et faits religieux : c’est pas moi, c’est Salomon.
Tout ceci est d’une complexité renforcée par l’absence de beaucoup de textes, mais, si on veut résumer :
- Salomon règne sur Israël de -970 à -931 (avant JC).
- Il a grave la classe, même si on ne sait pas s’il a réellement existé.
- Ce roi magicien est cité dans la Bible et dans le Coran.
- Hélas, l’Anneau ne lui a pas donné l’immortalité.
- Au Ier siècle, Flavius Josèphe, auteur des Antiquités Juives, lui attribue une légende ésotérique.
- À partir de là, reprises et altérations débutent.
- Notablement De praestigiis daemonum du Dr Jean Wier/Johann Weyer, publié en 1563, qui formalise le catalogue démonologique.
- Le texte a circulé et a donné plusieurs autres textes, dont la Petite Clavicule de Salomon.
- En français, on dit « clavicule » pour « clé » (même racine latine « clavis »). On devrait dire la clé de Salomon comme les anglophones, mais on ne le fait pas.
- Le Dr Jean Wier avait écrit le Praestigiis Daemonum pour faire comprendre que la chasse aux sorcières était infondée, mais ça a eu l’effet totalement inverse et son catalogue a circulé au premier degré.
- Checkmate, zététique !
Pour son histoire complète, j’ai trouvé une vidéo anglophone et toute une playlist sur le sujet.
Ce livre comporte 5 livrets :
- La Goetia qui décrit les 72 démons
- La Theurgia Goetia qui catalogue des esprits bons et mauvais
- L’Ars Paulina qui parle des anges et de l’astrologie
- L’Ars Aimadel qui parle d’esprits du zodiaque
- L’Ars Notoria qui est un recueil de prières et de formules
Ce serait Cornelius Agrippa qui aurait, en 1531, compilé tous les tomes du Lemegeton. C’est la Goétie qui nous intéresse ici. Et, encore une fois, c’est pas si simple. On a aussi la Pseudomonarchia daemonum de Johann Weyer (la hiérarchie des démons, c’est le même Johann qui a permis de démocratiser l’ésotérisme de manière bien ironique un peu plus haut), son Praestigiis daemonum (l’Illusion démoniaque), la Steganographia de Johannes Trithemius et l’Heptameron de Pietro d’Albano. Merci Wikipédia pour le résumé de cette partie, j’ai énormément de notes et ça m’a permis d’avoir les noms au même endroit.
Le grimoire a traversé les siècles, depuis le tout premier siècle. La Franc-Maçonnerie et les cultes mystiques du Moyen-Âge ont permis d’amender encore un peu plus ces livres, les traduisant et les adaptant.
Le Lemegeton a été transcrit et commenté par Eliphas Lévi en 1860. Les Lumières étant propices au retour de l’ésotérisme, on était reparti-es pour un tour. La dernière version daterait de 1924 : en deux millénaires, ce truc a vraiment voyagé partout. Au Moyen-Orient, sur le pourtour Méditerranéen, Jusqu’à l’Écosse et même l’Islande qui a une histoire de la sorcellerie très riche.
Je ne dis pas que ce bouquin est faux, parce que ce n’est pas vraiment la question. À ce stade de la lecture, je pense que tu as bien compris que c’est une création 100% humaine. Ce livre permet de se rendre invisible et de faire ressusciter les mort-es. Est-ce que tu penses que si on avait de tels secrets, on se les refilerait en PDF sous le manteau ? Cela dit, je n’ai jamais vu de personne invisible, tu marques un point. Checkmate, atheist.
Voici ce qu’on peut par exemple retrouver de manière assez habituelle, y compris en sorcellerie moderne :
On voit bien ici le mélange religieux :
Un PDF un peu mieux fichu présente aussi de belles illustrations, tu peux cliquer ici pour aller voir. Et tu as le choix, il y a entre 120 et 150 versions différentes de ce texte.
Je t’ai présenté ci-dessus deux versions différentes, celle du « papillon vert » et celle d’Eliphas Lévi. Mais il y a d’autres versions, dont celle-ci, qui serait parue dans les années 1750.
Et dans le premier et le troisième, on parle de ce fameux miroir (p.68) et du procédé de fabrication qu’un « ancien moine du cloître du Mont Sinaï » aurait transmis à l’auteur de cette compilation de philtres d’amour (vieil escroc !).
Voici une recette disponible dans la version la plus ancienne, qui ne figure bizarrement pas dans le Papillon Vert :
Pour dissoudre la formation du Phœtus, & procurer l’avortement.
« Des qu’une Fille voit son cours suspendu, qu’elle se sent des maux de cœur, & des envies de vomir, il faut quelle prenne de la Sabine bouillie dans du thé & mettre trois sois par jour dans le pied de ses bas [(94)] de la Rhue; & si le Phœtus est animé, il faut qu’elle prenne dans du lait pendant huit jours six goutes d’Olium Gagatis; si l’Apoticaire ne veut point en donner, on peut le faire en mettant du Jai avec de la Sabine entre deux plaques de fer rouge, que vous mettez en presse. »
Je ne sais pas ce qu’est la Sabine bouillie, on a le choix entre une escalope de veau et un petit pain sucré. Idem, l’Olium Gagatis, c’est de « l’huile de jais ». On trouve plusieurs de ces recettes dans les divers livres et grimoires, et pour cause : sans contraception, sans divorce, sans rien, il ne reste que ça. En me mettant 3 secondes à la place d’une femme qui se découvre une grossesse imprévue ou indésirée, je n’ai aucun mal à croire qu’on puisse se livrer à toutes sortes de rituels pour s’en sortir.
Ce type d’absence/ajout est fabuleusement représentatif des adaptations des textes à la vie contemporaine. Je pense ne pas avoir besoin d’expliquer pourquoi ce passage n’est pas repris partout.
Ce billet est très incomplet, j’hésite pas mal à l’envoyer tel quel car je suis réellement partie assez loin dans mes recherches et il y a beaucoup plus à en dire.
Mais si on commence comme ça, je me connais, dans 2 semaines je serai encore en train de me relire et on avancera pas sur notre objectif principal :
Les Philtres triomphateurs de La Fâme
Bon, on a donc à ce stade à peu près compris que ce livre est une compilation de divers « rituels ». Compilation présentant des ingrédients disponibles en boutique. L’auteur, que j’ai envie d’appeler Barnum, romance autour de ça avec une plume fougueuse pour faire passer la pilule.
Je ne vais pas reporter encore mille recettes. D’abord parce qu’elles impliquent très souvent des sacrifices animaux. Ensuite parce que je pense qu’on a bien compris leur teneur : entre tradition, superstition et religion.
Je pense qu’on aura encore de l’occulte mais, heureusement, le livre part dans une autre direction à la fin de ce Chapitre 2. Non pas que j’en aie marre, au contraire, mais faut avancer, les enfants !