Tu sais, les gens disent parfois des choses comme « avoir une mentalité de victime » et ça me donne envie de les frapper très fort avec une grosse truite.

Il faudrait s’être fait agresser ET tout oublier systématiquement. Surtout concernant les violences sexuelles, sinon on se victimiserait et ça, c’est mal. Faut surtout pas être victime, tu rigoles ?

 

« Passe à autre chose » qu’on nous dit.

 

Facile à dire. Les seules victimes que j’ai entendues dire ça étaient parmi les personnes les plus toxiques que je n’aie jamais rencontrées. Elles n’étaient pas victimes, ELLES, elles avaient eu la force de surmonter !

De surmonter quoi, au juste ?

J’ai fait le compte. Dans ma vie, 14 personnes m’ont agressée (agressions sexuelles, viols, simples tabassages en toute innocence), j’ai estimé le nombres d’actes à plus de 100. En prenant en considération les faits moins graves mais traumatisants (harcèlement moral, sexuel, manipulation psychologique, emprise), on monte à 19 personnes.

« Tu dois les attirer hin hin hin »

Bah ouais. Je suis une femme, je suis cheloue, tu peux le sentir à des kilomètres. Surtout, j’ai déjà été victime, et ça, iels le sentent. Je dis « Iels » car je n’ai pas été agressée que par des hommes.

Ma fragilité se sent. Ce que ces personnes ont en commun, c’est qu’à part pour les faits les plus graves (où j’étais sidérée), je me suis défendue. Il y a eu beaucoup de tentatives qui n’ont pas abouti. Dois-je les compter ? Oui. Une agression est une intention de violence. Et si j’ai su me défendre, même très jeune, c’est que j’avais été victime enfant et que je suis très impulsive. J’ai déjà assommé 2 personnes. Était-ce intelligent de me défendre ? Pas avec tout le monde. Comment tu peux te dire fragile ET te défendre ? Je ne sais pas, mais se défendre n’est absolument pas un critère : l’agression s’amorce, ou elle a lieu. Les dommages sont bien présents, je n’en sors jamais indemne.

Cette impulsivité est bien sûr à double tranchant. Elle m’a permis de survivre jusqu’à présent, mais m’a conduit à prendre des risques démesurés. Le trauma, aussi, m’a permis de survivre en me collant la rage. Une rage folle. Une envie de tout détruire, de tout raser et d’y mettre le feu après.

Vivre, encore, après

Comment vivre ? Je ne sais pas, je n’ai pas trouvé la recette. Je galère et voilà. Je suis dans un mode survie depuis très jeune, je n’en sors que depuis peu, et très lentement.

Ça va lui faire de la peine de lire ça, mais quand je vois mon mari s’agacer, je pense parfois qu’il va me plier en deux et se débarrasser de moi. Il m’est physiquement supérieur, il n’aurait aucun mal à faire ce qu’il voudrait et je sais que la sidération n’est pas loin. Il n’a jamais, jamais, jamais montré d’agressivité à mon endroit. Et pourtant, j’ai peur de lui comme j’ai en réalité peur de tous les mecs cis du monde. Ma peur s’est globalisée, internalisée, elle a contaminé tout ce que j’avais de bien.

Cette peur, je ne la montre pas. Je ne montre pas beaucoup mes émotions de toutes façons. Si je pleure devant une personne, c’est que c’est vraiment grave. J’ai été habituée à ne montrer que mes émotions positives, sans jamais apprendre à vivre avec le négatif autrement que par la peur et l’agressivité. Je me soigne, tu sais ? Mais j’aurais aimé être accompagnée plus tôt ou accompagnée tout court. J’y ai été au radar toute ma vie, sauf que mon radar ne comporte pas de boussole. Je vois juste ce qui se pose devant moi.

J’avais dans les 6 ans pour la première agression. Avant mes 18 ans, j’ai été agressée par 10 personnes en tout. Quasiment toutes mes agressions ont eu lieu avant mes 25 ans. Ensuite, j’ai rencontré celui qui me fait peur quand il s’agace mais que j’ai marié quand même car il s’agace vraiment rarement. Il est adorable, oui, et ça m’a énormément déconcertée au début.

 

Vivre, comment, après

Le truc c’est que je ne vis pas vraiment. Techniquement, je suis là, mais mon esprit a tellement morflé que ça a ajouté au reste. Ne serait-ce qu’au niveau psychosomatique, c’est un vrai cauchemar. Ce qui ne sort pas par la parole sort par la douleur.

Surtout, tu n’es pas dans MA douleur. Tu ne connais de ma vie que ce que je t’offre. Est-ce pire en vrai ? Est-ce que j’exagère ? Oui. Non. Quel intérêt de mentir là dessus ? Faire l’intéressante ? Attention, on tombe dans le travers de « mais les fausses accusations », qui ne représente qu’une faible proportion des personnes affirmant être victimes.

Peu importent ces personnes visiblement plus fortes que moi car elles me demandent de serrer les dents. Je sais qu’elles ne supporteraient pas ma vie, surtout les psychophobes qui se baladent librement dans ces modes de pensée.

Est-ce que tu vas demander à une personne en fauteuil de se lever ? A une personne amputée des deux bras de faire les plus précis des origami car toi, tu sais bien le faire ? Est-ce que tu me demandes de courir ? Pourquoi lorsque je sors la canne, les gens deviennent compatissants alors qu’ils me prennent pour une punk idiote deux secondes avant ?

La déviance à la norme de pensées, au fonctionnement cérébral, ne gagne pas cette compassion. Mais comme c’est souvent une  compassion de façade, à la limite, on s’en fout.

Sauf que les souffrances psychiques peuvent mener à la mort. Et j’en veux encore à des personnes pour m’avoir dit que je souffrais de délire de persécution alors que j’étais en crise. Merci, les meufs, vous avez failli me tuer, à ce moment-là. J’espère que l’une d’entre vous me lit et rapportera aux autres. J’ai failli me foutre en l’air à cause de vos jugements.

Parce que je suis victime, une victime qu’on ne croit guère, et que je suis complètement jetée. Lorsque c’est amusant, la folie, ça va. Mais on ne veut surtout pas gérer les suites de PTSD (syndrome post-traumatique) et les mauvais côtés, tout comme on m’élimine des soirées car je me déplace mal et que je suis toujours too much.

Pardon, je suis partie dans la psychophobie, mais ça fait du bien de l’écrire.

 

De victime à survivante

Il y a tout un débat sur la notion de victime et celle de survivante. Car une victime s’est faite agresser par une autre personne, elle n’est plus victime actuellement. On devrait donc dire « une survivante » dès lors que l’agression ne nous a pas tuées. Ou alors après qu’on ait réussi à surmonter ? Et si je me tue 10 ans après l’agression, je perds le label ?

Cette idée de survie est intéressante, car elle signifie qu’on a surmonté, qu’on existe encore.

Mais elle relève aussi un peu de l’injonction à serrer les dents. On dit « Je ne suis plus dedans » alors qu’on sera dedans toute sa vie, qu’on le veuille ou non. On survit, oui, mais on en garde des traces. Et ces traces, ça fait chier les autres. Faudrait s’en sortir, mais vite, pour pouvoir ne plus jamais en parler.

 

« Tu veux pas arrêter un peu de te poser en victime ? »
Et si je SUIS victime, on fait comment ?

Certaines personnes survivent mieux que d’autres. Concernant les violences sur les enfants commises par un membre extérieur à la famille, un contexte familial aimant et soutenant, une compréhension et une aide, peuvent aider à mieux supporter la vie.

Celles qui s’en sortent n’ont pas le droit de me juger car je galère à sortir la tête de l’eau.

J’ai le droit de chialer, de penser que je suis malheureuse, que je suis déprimée, que c’est injuste. Je devais faire quoi, à 6 ans ? Appeler la police et demander à porter plainte avec mes petites jambes ? Je devais faire quoi, un peu plus tard ? Balancer le compagnon de ma mère, péter toute sa vie à elle, péter la famille ? C’est un peu difficile de prendre cette décision quand on a moins de 12 ans. Et puis, surtout, je ne savais pas de quoi il retournait. Je savais juste que j’avais peur chaque jour de ma putain de vie. Une peur nichée, là, une peur qui ne m’a jamais quittée.

Se poser en victime

C’est vraiment une expression de privilégié-e du trauma, sans déconner. T’as su t’en sortir ? Great.

Le terme « se poser en victime » est un red flag absolu pour moi. Cela signifie que tu n’as absolument pas compris la théorie de la relativité du trauma.

J’ai parfois rencontré des personnes ayant subi des agressions en quantité moindre, en violence moindre, se plaindre. Tu sais ce que j’ai fait ? J’ai écouté et j’ai bien fermé ma gueule. Je vais dire quoi ? Que je suis plus traumatisée qu’elles ? Ce serait à la fois faux et horrible de dire ça.

Notre souffrance nous appartient. On peut être traumatisé-e par quelque chose qui peut sembler anodin (je n’ai pas compté les baisers forcés dans ma liste d’agression, par exemple, c’est rien par rapport au reste mais on peut mettre +3 à ma liste de 14 auteur-ices de violences, du coup), et tenir bon face à du harcèlement professionnel, par exemple.

Chaque personne est différente. J’ai dans mon entourage proche des personnes ayant subi une unique expérience traumatique et qui en souffrent abominablement.

 

Il n’y a pas de gradation dans la peine

J’ai travaillé, fut un temps, avec des enfants en situation de handicap. Parfois avec des histoires de vie atroces, entre abandon familial lié au handicap, institutionnalisation, solitude poussée, etc. J’ai connu des personnes à côté desquelles mes traumas à moi faisaient pâle figure. Je n’ai, pas exemple, jamais tué quelqu’un, je n’ai jamais été en prison, j’ai réussi à éviter les drogues injectables.

Mais je suis aussi victime, ou survivante. Me comparer à des destins plus tragiques n’est que contre-productivité. Nous avons une vie, voilà. Le vrai drame est que nous savons que nous allons mourir un jour ou l’autre.

Certaines personnes ont une résilience de ouf, d’autres non. Et cela ne devrait pas impacter la vision des traumatismes chez l’autre. Pourtant, je fais moi-même cette erreur dans la section juste au dessus. En vrai, c’est pas si simple.

Si quelqu’un te dit « J’ai survécu, moi, pourquoi tu ne fais pas ça ? » effectivement, c’est de la merde.

L’unicité des traumas (c’est souvent sexuel, toujours lié à une situation de domination et toujours violent) est un leurre. Certaines agressions que j’ai vécues n’ont pas laissé véritablement de trace en moi. D’autres, infiniment moins graves, pénalement parlant, m’ont retourné le cerveau pour toujours.

 

Acceptons que chaque personne vit et survit comme elle le peut. Qu’il n’y a pas de recette magique pour tout le monde.

C’est comme pour coller du plastique. Tu as 58000 types de plastique différents. Pour coller un plastique de type A sur un plastique de type B, il faut la bonne colle. La cyanolite (super glue) va juste glisser sur certains plastiques alors que la colle néoprène accrochera peut-être. La colle blanche peut être efficace, mais seulement sur certains types de plastiques. La colle epoxy, elle aussi, ne colle que certains matériaux.

On a un trauma sur d’autres traumas et faut trouver la bone colle. Les combinaisons diffèrent d’une personne à l’autre.

 

Donc ouais, t’es victime. Peu importe l’agression, c’est ton ressenti qui va compter et permettre de te sortir de là. Tu peux avoir subi « juste » une gifle et sembler plus affectée qu’une autre victime. Sauf que c’est pas vrai, on vit toustes dans nos univers. Personne n’a à nous dire « Allez, c’est pas grand chose ».

Personne.

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