Partie 1 sur 4 dans la série Femmes domestiques


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Bienvenue dans cette série d’article sur les « Tradwives », ou les « femmes traditionnelles ». Cela fait pas loin d’un an que je m’intéresse au sujet des femmes domestiques, de l’éducation des filles et des droits des femmes, c’est le moment de me lancer.

Pourquoi cette passion pour les ménagères ?

Ma grand mère était profs d’Arts Ménagers dans les années 40/60. Elle enseignait la manière de gérer sa maison et son budget : propreté, hygiène, entretien des possessions, courses, cuisine, repassage, couture, et tous les talents utiles à une bonne ménagère. Elle était fière de ses enseignements, qu’elle a soigneusement et rigoureusement appliqués à sa vie familiale jusqu’à la toute fin. Ma maman dirait sans doute qu’elle était vraiment, vraiment too much. Elle notait tout sur ses carnets, chaque centime comptait, elle rationnait les repas de manière à ne jamais avoir de restes (j’en ai gardé des TCA), elle avait un protocole pour absolument tout.

C’est elle qui m’a appris presque tout ce que je sais pour « tenir une maison ». Je ne dis pas que ma maman a rien foutu (elle me lit, je ne veux pas de problèmes), mais ma grand-mère a fait une sorte d’OPA sur moi lorsque je suis arrivée à sa portée. Seule petite fille sur 4 petits-enfants, j’étais l’aînée, et je sais coudre, broder, repasser et planifier 99% de ma vie au besoin. Lorsque je suis en phase hypomaniaque, je range. C’est un peu dysfonctionnel, mais si utile que ce mécanisme (toxique au fond) est resté. Je range, je trie, je jette, je désinfecte, je classe, je dépoussière. Je peux avoir des phases où seule une blessure ou épuisement physique parviennent à m’arrêter. Avec 1 époux, 1 enfant et 2 chats, je peux me retrouver en activité permanente pendant plusieurs jours.

Sauf qu’on n’est plus dans les années 50. Mes obsessions sont désuètes, mon acharnement infini, je m’épuise à la Sisyphe.

Alors, j’ai pris le problème dans l’autre sens : connaître ce modèle impossible à atteindre, comprendre pourquoi ça a une telle valeur pour moi, apprendre ce qu’on apprenait aux filles et, évidemment, replacer ça dans un contexte féministe.

J’ai toujours eu un peu honte de mes comportement obsessionnels au niveau du ménage. Au lieu de continuer à avoir honte, rendons ça productif, d’ac ?

L’invention de la ménagère

En janvier 2023, je publiais cette fiche de lecture du livre Le Capitalisme Patriarcal de Silvia Frederici. Silvia Frederici est une de mes passions secrètes. C’est une universitaire, historienne des femmes et du capitalisme. Elle a réalisé le célèbre Caliban et la Sorcière, qui aborde la figure de la sorcière au Moyen-Âge et à la Renaissance.

Dans cette partie 5, Frederici évoque « l’invention de la ménagère » où pourquoi le capitalisme a inventé ce concept pour son propre profit.

Je vais te résumer ça un peu grossièrement :

  • La Révolution Industrielle a changé les modes de productions et l’exploitation des ressources naturelles (pétrole, charbon, gaz…)
  • Le travail d’usine ou dans les mines était pénible et dangereux
  • L’espérance de vie était faible chez les ouvrièr-es et mineur-es
  • La mortalité infantile était très élevée
  • La main d’oeuvre nécessaire à la productivité était forte
  • Il fallait plus de main d’oeuvre, plus de soldats aussi
  • Donc plus de bébés
  • Mais les femmes qui travaillent ont moins le temps pour leur travail domestique
  • L’indépendance financière et sexuelle des femmes est mauvaise pour les affaires
  • Et il faut qu’elles prennent soin de ces futurs ouvriers
  • Il faut aussi que les hommes soient « casés » pour éviter la propagation des maladies vénériennes
  • Le bénéfice de laisser les femmes au foyer apparaît.
  • Elles ne sont pas productives au sens capitalisme, mais assurent la logistique nécessaire, et sans être payées.
  • On les exclut donc de l’usine et des mines, puis des autres métiers
  • Et on invente de toutes nouvelles normes pour les conditionner à ce nouveau métier.

En réalité, les femmes ont travaillé autant que les hommes jusqu’en 1850. Il y avait des artisanes, des commerçantes, des ouvrières.

Écarter les femmes du monde du travail

Cela semble improductif, non ? Si on a besoin de plus de main d’oeuvre, pourquoi refuser les travailleuses ?

Parce que les bénéfices secondaires sont cruciaux : une femme coincée à la maison ne sort pas faire la fête. Elle gère la maison et les enfants, satisfait son mari sexuellement, et on lui fait croire que c’est sa Mission Divine. Ne t’en fais pas : si on avait été plus rentables à l’usine, on serait restées à l’usine.

La progression du capitalisme implique une progression dans les droits (des hommes). Cette évolution est coordonnée à l’éducation des filles. Jusqu’ici, l’école n’était pas obligatoire, encore moins pour les filles. Cela change au XIXème siècle, car l’éducation, notamment domestique, permet une meilleure espérance de vie. L’ouverture des écoles pour les filles coïncide (étrangement) avec la nécessité de leur apprendre comment faire survivre leur famille en conditions hostiles.

J’ai quelques (haha) ouvrages datant de cette période et présentant l’éducation domestique comme la libération ultime de la femme.

« Maîtresse de Maison » j’avoue, ça claque. Je domine. Mes meubles et mes enfants. Youhou.

À partir de ce tournant, les femmes sont considérées en fonction de leur ménage. A-t-elle fait un bon mariage ? Sait-elle tenir sa maison ? Sait-elle éduquer les enfants ? Est-elle agréable à regarder malgré des années de labeur ?

Coincées à la maison pour leur bien

Il a fallu apprendre aux femmes à prendre soin de leurs meubles. La plupart des ouvrages s’adresse aux femmes des classes populaires : ce seront éventuellement les futures bonnes de la bourgeoisie en plus d’être les garantes de la survie familiale.

Les femmes des classes populaires, jusqu’ici (et un peu après, le temps que ça prenne), étaient vues comme la Débauche personnifiée. Délurées, plein d’enfants et d’alcool, elle ne faisaient même pas vraiment le ménage et c’était nul.

Les mœurs ont évolué : il était désormais interdit de sortir le soir. Parce qu’une mère de famille responsable blablabla.

La Vertu a pris des proportions incroyables à cette période : la pureté était requise, exigée pour les jeunes filles et les femmes. Fidèles à un seul propriétaire, leur vie devait être centrée sur le foyer. Fait intéressant, en France, l’éducation ménagère est décorrélée de la religion. On trouve ainsi deux types d’ouvrages d’éducation ménagère : les « Républicains » et les « Catholiques ». Le contenu est à peu près le même, une couche de moralisation en plus ou en moins.

Mais, force est de constater que cela a techniquement fonctionné. La mortalité infantile a baissé de manière spectaculaire, l’espérance de vie des hommes a augmenté, l’éducation familiale apportait bel et bien quelque chose d’important. Un savoir utile, de la prévention, des bases en hygiène et en puériculture qui commencent à être de mieux en mieux connues grâce aux avancées de la science et la meilleure compréhension des maladies.

Alors tu vis sur le salaire de ton mari, tu t’occupes de chez toi, tu appliques l’un des nombreux manuels à ta disposition et tu fermes bien ta gueule, merci.

Glorification de la ménagère

Pour soutenir l’arnaque, on a construit de manière totalement factice une figure de la Ménagère qu’on a ensuite encensé. Il était valorisant de ne pas avoir à travailler (l’absence d’autonomie financière est cruciale), d’avoir des enfants bien élevés qui sauront s’élever encore plus haut que leurs parents, une maison tenue au cordeau, toujours propre et accueillante.

Je parle d’arnaque car on aurait aussi dû apprendre tout ça aux hommes. Ma grand-mère a enseigné à des hommes, d’ailleurs. Contexte ? Nord Est de la France, ville minière, immigration des pays de l’Est pour travailler en France, beaucoup de célibataires masculins arrivaient en masse et ils devaient apprendre à se débrouiller seuls. On n’allait pas non plus leur donner nos femmes, dis donc ! Alors, on leur a appris les talents « féminins ». Ma mamie parlait de « Polonais », je ne suis pas sûre que ce soit l’origine unique de ses élèves, mais elle avait cette vision de nuées d’hommes étrangers (inférieurs, parce que la xénophobie) qui avaient besoin de s’adapter à leurs nouvelles conditions de vie.

Dans l’ensemble, le ménage, ça reste un truc de bonnes femmes. On nous a donné les clés de notre propre donjon, et on le décore fort joliment. Le féminin doit avoir une chambre bien rangée, des affaires en ordre et 415 recettes en base de données.

« Un truc de bonne femme » qui réclame une sacrée technicité. Parce qu’il faut absolument tout planifier, en continu. Planifier les ressources de la maison, planifier les repas, planifier le ménage, planifier les soins aux enfants, compter, tenir un budget au centime près, réussir à économiser et faire fleurir sa famille bien aimée. Je te mets au défi de suivre 1 semaine dans la peau d’une ménagère de 1901, sans lave-linge, sans lave-vaisselle, parfois sans eau courante ni électricité.

On est donc à mi-chemin entre l’humiliation de ce retour à la maison-prison et la fierté de nos talents de fée du logis. On perçoit l’arnaque, mais, sans choix, on s’efforce de performer au mieux. Car les mauvaises ménagères sont honnies, rebuts de la société, irrécupérables, inéducables.

J’ai une irrépressible envie de manger cette éponge rose.

Précarité de la ménagère

La situation de la ménagère est fondamentalement précaire. Elle ne dispose d’aucun revenu à son nom, a énormément de responsabilités (« Si je ne suis pas là, tout se casse la figure ») et, surtout, elle est scrutée très attentivement par le reste du monde. Examinée par la Moralité, la Vertu, la qualité de ses enfants et de son mari, mais aussi la Performance Économique.

Elle n’a pas de valeur propre : elle est jugée sur tous ces indicateurs. Si sa maison se porte bien, elle a de la valeur. Dans le cas contraire, on la méprise.

La sortie des femmes des usines a donné un pouvoir immense aux hommes, désormais porteurs des économies de la famille. Si Monsieur veut picoler toute sa paye, il le fait. Il sera considéré comme un ivrogne, mais sa femme sera encore moins bien considérée si elle ne parvient pas à maintenir les apparences. Et puis, s’il va au bistrot le soir, c’est bien qu’il ne trouve pas le réconfort nécessaire au sein de son foyer, non ? De la même manière, si un homme prend une maîtresse ou visite les bordels, c’est que sa femme ne le satisfait pas sexuellement, non ?

Or, dans le même temps, on a créé l’image de la ménagère à bigoudis, rouleau à pâtisserie en main, qui fait respecter la Loi et l’Ordre à la maison. Les hommes se sentent prisonniers de cette cage qui ne répond qu’aux règles des femmes.

Retire tes chaussures avant d’entrer ! Tu es en retard, le repas est froid !

Les contraintes incohérentes s’accumulent. On place une partie de la population en servitude qu’on fait passer pour du volontariat, on sépare les espaces masculins (usine, ville, vie nocturne) et féminins (maison, jardin, basse-cour), tout en demandant à chacun-e de s’adapter très rapidement à ces nouvelles modalités.

De quoi déstabiliser tout le monde et renforcer cette précarité.

Étudier les ménagères

C’est pour tout cela que j’estime important de se pencher sur ce qu’on enseigne aux femmes depuis l’invention de la ménagère.

Le sujet est mille fois plus complexe que plier des draps ou nourrir un bébé. On aborde ici les progrès techniques, civilisationnels, les avancées de la science et de la médecine, mais aussi la sociologie de l’asservissement féminin.

Comment a-t-on réussi à coincer les femmes chez elles ?

C’est ce qu’on va découvrir dans cette série, par périodes, en commençant par 1848.

On se dit donc à bientôt, dans le prochain chapitre, on parlera du Ménage de Madame Sylvain, un livre d’éducation ménagère paru en 1901.

Dans la même sériepost suivant : Femmes Domestiques #2 – Être une femme en France entre 1848 et 1914 >>